Cachés derrière des lunettes rectangulaires, les yeux du directeur me dévisagent sans aucune retenue. Cela a la fâcheuse tendance de m’agacer. N’a-t-il jamais vu de filles auparavant ? Ou bien est-ce ma condition de vampire qui l’intéresse ? Son sourire niais a le don de m’énerver… Et c’est moi qu’on traite de folle ? Regardez le moi, il semble victime d’une jouissance infinie, cet imbécile. Imbécile ? Pas tant que ça, il ne serait pas le Grand Manitou si c’était le cas. Enfin, on dit souvent de moi que j’ai l’art de trouver les défauts des autres… Il se fait prier encore quelques secondes et prend, enfin, la parole d’une voix grave et rauque que je ne lui aurais soupçonné.

« Donc, Melle... »

Il ne termine pas sa phrase. Evidemment, il ne se souvient pas de mon prénom. Peut être est-ce trop pour son cerveau que de connaître un minimum de choses sur la personne avec qui il va s’entretenir. De plus, je fais partir des quelques élèves contaminés, vampires, alors il aurait pu faire l’effort de me montrer un peu d’intérêt. Ah, ces hommes. Jamais ils n’auront le raffinement d’une femme, ni même le génie. Cependant calme, affichant une sourire poli, je réponds doucement de ma voix chantante :

« Mademoiselle Elson, Monsieur. Scarlet Lauraline Elson. »

Il hoche la tête, comme s’il s’en rappelait, désormais. Me croit-il dupe ? Il ne se souvient pas plus de mon prénom que moi de la couleur du boxer du garçon avec qui j’ai couché en dernier. Ce n’est pas l’homme estimable que je pensais être, n’a-t-il pas assez d’audace pour me remercier d’avoir mis un nom sur mon visage de marbre ? Le fait est qu’il me sourit de manière complice, comme si j’étais une fillette qui venait de lui confier un secret. Comme s’il me promettait un monde aux milles et unes merveilles… Il reprend.

« Vous avez donc 16 ans, désormais, et vous rentrez en 2nd année. Dites-moi, pourquoi pensez-vous que vous avez votre place à Dendargent ? »

Je fronce les sourcils, un peu surprise par la question. Je ne m’étais jamais trop demandée cela, respectant la décision du Psychoice. N’était-ce pas l’objet de sagesse à qui il fallait donner confiance aveuglement ? Je ne suis pas de ceux qui se posent des questions toutes plus philosophiques les une que les autres. Epicurienne dans l’âme, je vis au jour le jour. Enfin, vivre est un bien grand mot pour quelqu’un dont le cœur ne bat plus. Pourquoi donc avais-je été envoyée chez les Dendargent ? Sans doute par pour mon amour des bijoux en argent, je suppose, quoi que. La chanson du Psychoice me revient en tête subitement : Barim n’était-il pas manipulateur et tortionnaire ? J’avais trouvé ma place au sein des Dendargents, de ceux qui, comme moi, aimaient la marginalité. Après une courte réflexion, je me décide à le défier :

« J'aurais eu ma place dans chacune des maisons. Après tout, ne suis-je pas aussi belle que Cléo ? Aussi impulsive que Rufus ? Aussi colérique que Klya ? Et enfin aussi manipulatrice que Barim ? Si, je suis tout cela à la fois. Alors peut-être que le Psychoice s'est trompé en me montrant la voie de Barim, mais qui puis-je ? qu'y pouvez-vous ? J'ai trouvé une place au sein des Dendargents, peu importe les raisons, le principal est que je me sente proche des miens. »

Il sourit à nouveau, et je me demande ce que cela peut signifier. Il ne me laisse pas le temps de réfléchir plus longtemps, puisqu’il enchaîne immédiatement :

« Si vous deviez m’en dire un peu plus sur vous… par quoi commenceriez-vous ? Je ne sais pas, moi, quel genre d’élève êtes-vous, quel ami ou quel ennemi êtes-vous ? »

Je le regarde, intrigué, me demandant pourquoi a-t-il besoin d’en savoir autant. Mais je finis par abdiquer, et je me lance, poliment :

« Je suis le genre de personne dont on préfère être l’ami, Monsieur. Quitte à me lécher les bottes, on préfère ne pas attirer mes foudres, car, comme vous vous en doutez, la vengeance chez moi est une seconde nature. Si par malheur, l’on devient mon ennemi, alors priez pauvres mortels, sans pitié, j’aime jouer avec sadisme et mauvais goût : un jour je montre patte blanche, le jour d’après, on me surnomme Dracula, étrange n’est ce pas ? Pour finir de répondre à votre question, je suis une élève plus ou moins studieuse, comme beaucoup de gens, j’aime passer du temps le nez dans les bouquins… intéressants. »

Je me délecte de l’idée d’avoir su ne pas assouvir sa curiosité. Je me suis contentée de répondre à ses questions : quel élève, quelle amie, quelle ennemie. Point. S’il s’en sentait frustré, je n’en serais que plus amusée. Mais après tout, qui était-il pour me demander qui j’étais vraiment ? J’estime qu’on doit mériter de connaître quelqu’un, je ne suis pas là pour m’offrir à lui sur un plateau d’argent. Inutile de lui préciser le moindre détail de ma personnalité perturbée, complexe et pourtant fascinante, à n’en pas douter. Je suis moi-même incertaine de me connaître complètement, mais j’ai la chance de connaître la partie la plus intéressante de mon être. La partie manipulatrice et rusée, colérique et arrogante, suggestive et charmeuse, rusée et mesquine. Je ne me cache pas, au contraire, j’aime me savoir si imparfaite, j’aime être différente. Le bas peuple ne saura jamais ce qu’est la jouissance de l’imperfection, il est trop obnubilé par sa quête de la perfection. Je me tais donc et observe ses réactions, ai-je rêvé ou a-t-il tiqué au nom de ce très cher Dracula ? Le fait est qu’il se contente d’hocher la tête calmement, affichant un sourire énigmatique. L’énigme ici, c’est moi. Oui, je suis une véritable énigme pour la plupart des personnes qui me côtoient, alors pense-t-il vraiment m’inquiéter ? Après avoir griffonner sur une feuille quelques mots sans importance à mes yeux, il relève les siens pour les poser sur moi.

« Étiez-vous heureuse avant de venir ici, à Aspera ? »

Je plante mon regard dans le sien. Sans ciller un seul instant je me demande où puise-t-il cette curiosité malsaine. C’en est dérangeant. Ne sait-il pas que les adolescents, vampires ou non, d’ailleurs, ne supportent pas parler de leur passé, surtout s’il est chaotique et emplis de névroses ? Je reconnais cependant qu’il m’oblige à me replonger dans un passé trop familier, inquiétant et tant détesté. J’aurai pu vivre l’enfance heureuse de toute petite fille, mais il a fallut que nous naissions deux et non une. Ne vous méprenez pas, je parle au sens le plus littérale du terme : je ne suis pas schizophrène, non, j’ai juste une jumelle et sachez que c’en est presque autant insupportable, surtout quand cette jumelle s’appelle Lily Elson… Notre enfance aurait pu être le décor d’une vie de princesses, un monde féérique, si notre chère et tendre mère n’avait pas été victime de tant de vices. Lorsque nous naquîmes, lorsque nous vînmes au monde, Lily et moi, nous ne savions pas qu’être jumelées serait une réelle tare. Portrait craché de notre mère, nous affichions les mêmes boucles d’or, les mêmes yeux aux profondeurs irréelles, le même sourire… Elle ne pouvait qu’être fière de sa progéniture. Malheureusement, notre beauté nous joua de biens vilains tours. Notre envieuse de mère nous jalousa bien vite. Sans doute n’a-t-elle jamais compris elle-même ce qui lui arrivait, mais j’étais consciente, et ce, depuis mon plus jeune âge, que ma mère n’était pas heureuse de nous voir si charmantes, si charismatiques. Ce qui devait arriver arriva. Inconsciemment, sans doute, elle commença à nous monter l’une contre l’autre. Nos caractères se prêtaient à merveille à la compétition et ce petit jeu qui s’était instauré ne me gênait aucunement, pire encore, il m’amusait réellement. Nous grandîmes donc dans cette atmosphère malsaine, cherchant à s’attirer faveurs de notre mère. Aujourd’hui, je trouve ça malheureux qu’une femme puisse en venir à cela, mais à l’époque, ce n’était qu’un jeu, un moyen comme un autre de se faire aimer… Pourtant, jamais notre génitrice ne montrait une préférence pour l’une ou pour l’autre. A noël, nous avions autant de cadeau l’une que l’autre, jamais les mêmes cependant. Ma sœur eut un cheval à bascule, moi une poupée, une autre année, j’eus droit à une boîte à bijoux tandis que Lily avait une magnifique paire de boucle d’oreille. Une fois, une seule et unique fois, notre mère nous offrit une boîte chacune, contenant un magnifique service à thé. A l’époque, je ne savais pas encore que j’allais boire du sang dans les tasses de porcelaines, et encore moins que le service à thé avait été ensorcelé… Enfin, un jour, ma mère trancha. Je devinai très vite que j’étais devenue sa favorite. J’avais alors 13 ans. Je savais jouer de mes charmes, j’étais rusée et intelligente, manipulatrice, c’était ce qui lui plaisait. Ma sœur, quand à elle, n’était pas moins belle et plus sotte que moi, mais elle usait de ses talents d’une manière différente de la mienne…
Perdue dans mes pensées un instant, je reviens à la réalité après un petit toussotement du Directeur. Je le toise de haut en bas et soupira doucement.

« De nos jours, il faut s’être fait violée, être orpheline et se faire battre par sa famille d’adoption pour être malheureux, rien que ça. N’ayant été victime de rien de tout cela, je dirais que mon enfance a été un long fleuve tranquille... »

Scarlet Elson, ou l’art de se foutre de la gueule du monde. Après un regard innocent en direction de mon interlocuteur, je souris, amusée, et le laisse continuer son interrogatoire, car oui, c’en était un, à mon plus grand désarroi.

« Et maintenant ? Je veux dire, à Aspera, comment vous sentez-vous ? Vous est-il arrivé de mauvaises choses, ici, ou au contraire, des choses exceptionnelles ? »

« Laissez moi réfléchir… »

De mauvaises choses ? Oh, bien sûr qu’il s’en était passé, après tout, Aspera, c’est pas le pays des bisounours ! Réfléchissons un peu. De mauvaises choses ? Non, je n’en vois aucune. C’est étrange, j’ai pourtant une excellente mémoire, loin d’être sélective, qui plus est… Pouvons-nous compter le jour où j’ai reçu ma lettre pour Aspera… ainsi que ma sœur ? Parce que j’avoue, que ce jour là, en plus d’être le plus beau de ma vie, fut le plus malheureux. En allant à Aspera, j’étais réduite à supporter ma sœur des années encore. Attendez… Quelque chose me revient, oui… C’était en première année, au courant du mois de décembre. J’avais jeté mon dévolu sur une petite merveille du nom de Scott Nichols, un magnifique seconde année, qui criait à qui voulait l’entendre qu’il ne sortait qu’avec des filles plus vieilles et plus matures que lui… Un ami m’avait lancé un défis : le mettre dans mon lit, moi la petite première année. Joueuse, je l’avais relevé les yeux fermés, mais je ne m’étais pas attendue à ce qu’il me rende la tâche si difficile. Il se jouait de moi, et aveuglément, j’en tombais peu à peu amoureuse. Mais jamais, oui, jamais, ça n’alla plus loin que quelques regards tendres et baisers furtifs sur le coin des lèvres. J’étais jeune et encore bien trop naïve… Du jour au lendemain il me laissa tomber, ne m’adressant pas même un regard, il avait trouvé plus vieux, plus mature, plus mûr, à la limité du pourri, en y repensant : un professeur. Je ne citerai pas de nom, mais un monde s’est totalement écroulé. C’était la dernière fois que je tombais amoureuse d’un crétin dans ce genre. Ma carapace émotionnelle n’en fut que plus solide et très vite j’appris à jouer de mes charmes mieux que quiconque, à flirter et à laisser tomber. Les garçons ne sont commandés que par leurs hormones, il suffit d’un décolleté pour les appâter. Loin d’être ce genre de bimbo à la poitrine énorme, j’usais d’artifices pour les attirer contre mon sein et me délecter de leur sang avant de les laisser s’en aller… Scott ? Je ne l’ai jamais lus regardé, la blessure était bien trop profonde. Mais si un jour, l’occasion se présente, sachez que je ne me refuserais pas de trouer sa chair translucide de mes crocs finement aiguisés…

« « Non, monsieur. Pas de mauvais souvenirs. Il faut croire qu’en général, c’est moi le pire souvenir d’une personne. Quant aux bons souvenirs, je préfère les garder secrets, vos oreilles sont bien trop pure pour entendre ce genre de choses si malsaines… » »

« Et sinon, vous avez un petit ami ? Ou une petite amie, je ne sais pas, moi. » me demande-t-il avec un sourire taquin.

« Je n’ai pas de petit ami, c’est bien trop pénible à entretenir ces choses là. Et puis, j’aime prendre mon pied avec plusieurs personnes et de plusieurs façons. Entre nous, j’ai du mal à me décider : faire l’amour ou sucer le sang de quelqu’un ? Les deux sont aussi agréables l’un que l’autre. »

Je sais bien que ce que je viens de dire va être pris comme de la provocation. Et c’en était. Je le mettais au défit de me poser d’autres questions aussi intimes. S’il s’aventurait là dedans, je m’engageais à lui répondre de manière la plus crue possible pour le dégoûter de sa curiosité maladive. Il sourit, un sourire forcé, ce qui me fait rire intérieurement, puis il reprend reprend plus calmement, en me fixant droit dans les yeux :


« Diriez vous que vous êtes folle ? »

« Qui ne l'est pas ? A n'en pas douter, je le suis. »

« Pensez vous avoir plusieurs personnalité ? »

« J'ai une jumelle, monsieur, et c'est assez dérangeant d'avoir un double, alors laissez moi vivre avec un minimum de normalité. »

« Vous préférez la Magie Noire ou la Magie Blanche ? »

« Je n'ai pas de préférence. Les deux sont tout bonnement intéressantes. Bien sûr, la magie noire était interdite, mon côté rebelle et contaminé m'attire à elle. »

« De quoi avez-vous peur ? »

« Et vous ? »

Je ne suis pas du genre à révéler mes peurs à un simple inconnu. Rares sont ceux au courant et je ne compte pas agrandir le cercle de privilégiés. Ma plus grande peur ? Perdre l’affection de ma mère. Ridicule, vous dites ? C’est que vous ne savez pas ce que c’est d’avoir une mère qui ne puisse aimer ses deux enfants de la même manière. Si Lily devenait la favorite de ma mère, je crois que je n’aurais plus de raison de me tenir à carreau, et j’ai bien peur de ce que je pourrais faire… par colère.

« Dragibus ou Fraises Tagada ? »

« Sauf votre respect, monsieur, vos questions sont de plus en plus ridicules. »

« Bien, je vous remercie jeune fille. Vous pouvez retourner en cours, bonne journée. »

« Vous de même. »